mardi 19 mai 2020

Les 75 ans du rapport Leloup : un anniversaire marquant dans l’histoire forestière

Au moment où à juste titre on reparle du programme du Conseil National de la Résistance (CNR), on ne doit pas oublier que dans l’élan d’une France libérée cette dynamique a bénéficié alors également à la forêt. Avant même la fin de la Guerre, le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, promulgue l’ordonnance du 28 avril 1945[1] posant le cadre d’une rénovation du massif des Landes de Gascogne.


Certes, les destructions de la guerre posaient de façon aigüe le problème des besoins en bois pour la reconstruction et aussi, pour garantir la liberté de la presse par la sécurisation des approvisionnements en papier journal. De façon comparable à la mission confiée au Directeur général des Eaux et Forêts Léon Dabat après la première Guerre Mondiale, une mission de réflexion sur la forêt est confiée par Tanguy-Prigent[2], ministre de l’agriculture du gouvernement du général de Gaulle, au Conseiller d’Etat Marcel Leloup.

Le 18 mai 1945, le ministre approuve le «rapport sur une politique forestière» remis par Marcel Leloup

Marcel Leloup (1897-1968), breton d’origine, après une guerre héroïque qui le laisse invalide, intègre Polytechnique en 1919, puis les Eaux et Forêts, promo 1923, à une date où il eut la chance d’une formation économique, juridique et historique par Huffel. Sa carrière se poursuit Outre-Mer, en particulier au Gabon, avec quelques problèmes dus peut être a sa forte personnalité mais aussi aux structures administratives[3]. Rentré en métropole, il est affecté au service du personnel de la Direction générale des Eaux et Forêts. En juin 1936, il est appelé au cabinet de Léon Blum qui le nomme au Conseil d’Etat au moment où, en juin 1937, Chautemps lui succède à la présidence du Conseil des ministres. Directeur général des Eaux et Forêts à la Libération, il est ensuite appelé à être le premier Directeur de la division des Forêts et des produits forestiers de la FAO nouvellement créée, fonction où il reste jusqu’à sa retraite à 62 ans en 1959[4]. Il publie plusieurs ouvrages sur le matériau bois qui restent d’actualité, et sous son impulsion la FAO élabore des recommandations pour l’aménagement des forêts, inspirées des concepts français

Son rapport bref et précis repose sur une analyse des besoins en bois de la Nation, de la dépendance de notre commerce extérieur, et aussi d’une opportune anticipation de la déprise agricole qui va accompagner la nécessaire modernisation de l’agriculture française. Ce lien agriculture/forêt est d’ailleurs élogieusement souligné dans un ouvrage de René Dumont Le Problème agricole français[5], publié peu après. En application de ce rapport le Fonds forestier national (FFN) est créé par la loi n° 46-2172 du 30 septembre 1946. Ce Fonds permet le financement d’une ambitieuse politique de reboisement qui s’avèrera conforme à ses objectifs initiaux.

Le rapport Leloup propose en outre un ensemble de mesures pour la mise en valeur des forêts des particuliers, jugées parfois sur le moment trop dirigiste, mais progressivement mises en œuvre par la suite, en particulier la création en 1954 des groupements forestiers, puis la loi Pisani de 1963 créant les Plans simples de gestion (PSG) et une organisation des propriétaires (CRPF). Habilement le rapport se réfère à l’Ordonnance de 1669 : « Cette production doit donc incontestablement être dirigée. Un juriste, Gallon, commentant cette ordonnance en 1725, émettait un jugement auquel nous pouvons souscrire :

«Les bois ne sont pas comme les autres héritages car ils sont de droit public : sed juris publici, et les propriétaires ne peuvent en disposer au préjudice de l’intérêt commun, la loi politique de l’Etat en étant plus la maîtresse qu’ils ne le sont eux-mêmes»

Ensuite, à partir du « Plan Monnet » de 1946, les Plans successifs comportent toujours un volet forestier. Le IIe Plan (1952-1957) préconise la création d’un Inventaire Forestier National (IFN, intégré depuis le 1er janvier 2012 à l’Institut géographique national, IGN), préconisation réitérée par les plans successifs face à une administration forestière réticente, jusqu’à sa création le 30 septembre 1958 par une ordonnance du général de Gaulle[6].

Dans le contexte de 1945, le rapport Leloup marque donc une étape décisive, dans la continuité historique de la politique forestière de la France, depuis l’édit de Brunoy de mai 1346, œuvre du chancelier Guillaume Flote au service de Philippe de Valois, qui pose le principe d’une règlementation des coupes pour assurer un rendement soutenu, jusqu’à nos jours, en passant par Michel de L’Hôpital, Colbert assisté de Jacques de Chamillart et Froidour, Bergon, Baudrillart, Surell, Daubrée, Huffel et bien d’autres. 

Aujourd’hui la France méconnaît cet héritage du passé, et ignore le potentiel ainsi légué. La forêt est largement sous-exploitée, alors que notre commerce extérieur reste déficitaire, et la déprise agricole a pris depuis les années 1970 des proportions sous-estimées et lourdes de conséquences à long terme. L’exemple de Marcel Leloup doit nous éclairer.

Le 18 mai 2020, Georges-André Morin



[1] Malgré ses effets remarquables qui ont permis de stopper les incendies et de recréer une ressource forestière considérable, cette ordonnance avait été « oubliée » par les codifications de 1952 et de 1979. Elle figure enfin dans la refonte de 2012 de notre code forestier. 

[2] Tanguy Prigent ministre de l’agriculture des gouvernements de Gaulle, du 4 septembre 1944 au 26 janvier 1946 – les 3 ministères de Gaulle -  reste ministre sous les gouvernements Gouin, Bidault, puis Ramadier jusqu'au 22 octobre 1947. Le FFN est créé par la loi du 30 sept 46, Tanguy Prigent étant toujours ministre de l'Agriculture... Député du Finistère  sous l’étiquette SFIO jeune député de France en 1936, il fait parti des quatre-vingt qui le 10 juillet 1940 refusèrent les pleins pouvoirs à Pétain,  il est constamment réélu sous la IVe République, puis de 1962 à 1967 sous l’étiquette PSU. Par ailleurs, e1951, il est vice-président du Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), présidé par René Pleven.
[3] Ses démêlés avec les autorités civiles rappellent ceux du futur maréchal Joffre avec l’administrateur Grodet près d’un demi-siècle plus tôt au Sénégal.

[4] Précisons qu’au moment de rejoindre la FAO, Leloup avait eu l’élégance de faire valoir ses droits à retraite au titre de la fonction publique française.

[5] René Dumont : Le Problème agricole français. Esquisse d'un plan d'orientation et d'équipement, 1946 (Les Éditions nouvelles, Paris, coll. « Bibliothèque de l'économie contemporaine »).

[6] Le conseiller économique du général de Gaulle est un jeune polytechnicien au corps des mines, Jean Méo, qui le suivra à l’Elysée et sera en 1978 avec Yves Bétolaud, alors directeur général de l’ONF, l’auteur d’un autre remarquable rapport sur la forêt.

lundi 18 mai 2020

En 2020, reprise, relance et ou opportunité d'une vraie transition pour la forêt et le bois

La crise sanitaire actuelle est mondiale. Chacun se plait à y trouver la confirmation de ses positions antérieures dont, récurrentes, la dénonciation de l’absence de la prise en compte du long terme dans les politiques publiques et la nécessité d’un Etat conservant pleinement sa capacité d’intervention, point que l'AFEF soutient depuis longtemps dans le domaine forestier.
Cette crise conduit à se reposer des questions de fond sur le développement de la planète et de répondre à la problématique du changement climatique et ce, sans cautionner la thèse d'un coronavirus vengeance de la nature outragée par l'homme, ou punition divine pour ses atteintes... Nous devons donc poursuivre nos réflexions pour redonner à la forêt et au bois toute leur place dans l'économie et l'écologie de notre pays.

Cette crise conduit à se reposer des questions de fond sur le développement de la planète et de répondre à la problématique du changement climatique et ce, sans cautionner la thèse d'un coronavirus vengeance de la nature outragée par l'homme, ou punition divine pour ses atteintes...
Nous devons donc poursuivre nos réflexions pour redonner à la forêt et au bois toute leur place dans l'économie et l'écologie de notre pays.

Il faut souvent un grand choc, pour engendrer un vrai changement.

Après les traumatismes de la Seconde guerre mondiale, le gouvernement de Charles De Gaulle, à la suite du rapport Leloup remis le 18 mai 1945, avait su refonder une vraie politique forestière pour la France. En effet la création de l'Inventaire Forestier National (IFN fusionné depuis avec l'IGN) qui manquait tant pour la connaissance de notre forêt, et celle du Fonds Forestier National (hélas disparu en 2000) qui fut, pendant un demi-siècle, un outil remarquablement efficace de reboisement, furent deux véritables décisions historiques de politique forestière, transcendant notre forêt. Nos récoltes actuelles, notamment de douglas en sont le fruit.
Par une loi de 1963, Pisani posa les bases d'une organisation des forêts privées, notamment par la création des CRPF, puis en 1965 il mit en place l'ONF pour améliorer la gestion des forêts publiques (voir dans la troisième partie, contemporaine XXe siècle, pages 189 et 190, et pages 203 et suivantes, in "Histoire des Forêts Françaises" paru en novembre 2019).

Aujourd'hui, malheureusement, l'Etat ne se préoccupe plus guère de la "forêt", vu le nombre indigent de fonctionnaires qu'il lui consacre encore, au niveau central comme dans les régions et les départements ; la gouvernance de la forêt qui couvre le tiers de notre territoire est sacrifiée.

Il faut à nouveau une véritable réaction, de même ampleur que celle d'après-guerre. En effet la forêt française est sous-exploitée, ne récoltant que la moitié de sa production biologique, mais, simultanément, se profilent de futurs trous de production pouvant très gravement perturber dans les trente ans à venir l'approvisionnement en bois, essentiellement résineux (épicéas, douglas), de nos entreprises.

En octobre 2007, le Grenelle de l'environnement avait fait de très intéressantes propositions pour la forêt et le bois ("produire plus, tout en préservant mieux la biodiversité") et il avait été suivi de plusieurs textes législatifs.
Depuis les Assises de la forêt en octobre 2019 suivirent une démarche analogue. Enfin, en cours, la "Convention citoyenne pour le climat" réfléchit, avec ses citoyens tirés au sort, aux propositions pour réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030.

Aujourd'hui c’est une véritable mutation qu'il nous faut, donnant une vraie place à la forêt et au bois, renouvelables.

Il nous faudrait véritablement "changer de logiciel", pour passer d'un tout financier mondialisé, à une vision plus naturelle et relocalisée, capable d'apporter ce que l'industrie du bois réclame aujourd'hui et demandera demain, une vraie transition écologique.

Notre forêt est l'une des plus importantes d'Europe et n'est pas délocalisable ; en revanche beaucoup d'industries dont les médicaments et les masques notamment pour la sécurité... sont relocalisables ! Devant les excès d'une mondialisation débridée de l’économie, des transports, et de quelques-uns de nos bois qui font le tour de la terre, une action de relocalisation pourrait faire partie de la solution.

Il nous faut à la fois un vrai changement de la place de la forêt et du bois dans l'économie nationale, européenne et mondiale ; la décarbonatation de notre développement vers un modèle plus soutenable, doit ainsi être accompagné de reboisement ; pour cela il faut réinventer et reconstituer un "Fonds de reboisement et d'adaptation au changement climatique" (FRAC du rapport Puech), et préparer une forêt soutenable sans les trous de production prévisibles sous peu, car ils se profilent déjà.
Bref il faut une vraie vision politique et réinventer notre futur.

La forêt et le bois ne doivent pas rater la reprise ou la relance de l'économie qui devra suivre le déconfinement, pour y avoir une place plus juste dans l'intérêt général. Une vraie rupture est possible vers un développement plus soutenable, faisant beaucoup plus appel au matériau bois, un vrai matériau biosourcé et soutenable, indéfiniment renouvelable, et moins à des matériaux coûteux en énergie fossile et ceci pas seulement dans le domaine de la construction.

L'AFEF, association crée en 1925 et reconnue d'Utilité publique depuis 1937, avait justement déjà organisé le 26 septembre 2016 un colloque "Pour un essor de la filière forêt-bois", rassemblant, au Palais du Luxembourg, 250 personnalités de la filière en présence du ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation. Il commença par le rappel de la cinquantaine de rapports sur le sujet depuis un demi-siècle, globalement tous concordants.
Les actes de ce colloque ont été publiés, et l'AFEF en a tiré "Dix propositions" approuvées par son Conseil d’Administration les 8 février et 19 mars 2018 ; elles ont été portées le 26 mars 2018 à Monsieur Emmanuel MACRON, Président de la République, ainsi qu'à tous les ministres concernés, à la presse et à la filière.

Aujourd'hui, avec le "confinement", le temps n'est plus à de grands rassemblements, à des "Etats-généraux de la forêt et du bois" qui seraient nécessaires, ce qui n'exclut pas cependant que des réflexions soient à conduire avec les moyens modernes de consultations virtuelles ou numériques.


L'AFEF serait tout disposée à participer à une nouvelle réflexion et à des propositions d'actions réelles et concrètes pour la filière et la planète ...

dans le contexte du changement climatique, chacun sait maintenant que des dispositions fondamentales sont à prendre pour tenter d'y remédier, et que la forêt et le bois font partie des principales solutions.

Cependant il est à craindre que les urgences concrètes immédiates -relance nécessaire d'une économie sinistrée, sanitaire, restauration, tourisme, culture- ne diffèrent, ne relèguent encore à plus tard, les réflexions et réformes de fond attendues pour le monde de la forêt et de la nature ; l'histoire nous rappelle que selon de vieilles pratiques ou habitudes politiques, il en est trop souvent ainsi.
Et pourtant soutenir la filière forêt-bois serait un investissement parmi les plus rentables de l'économie verte.

La forêt doit bien être au coeur de nos préoccupations et de celles de nos dirigeants, et doit être protégée simultanément pour sa fonction productive et séquestratrice de carbone et pour son rôle d'équilibre de la planète et de réservoir majeur de la biodiversité.

Jean-Marie BALLU
Président de l'AFEF
Association Française des Eaux et Forêts

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Référence 1 : Grenelle de l’environnement et Assises de la forêt. Plan d’actions pour la forêt (cf. Ségolène Halley Des Fontaines) et conclusions du Président de la République le 25 octobre 2007.
Les concertations conduites ont permis de tracer quelques grands axes de travail qui concernent très largement la forêt et le bois (bâtiment, efficacité énergétique, énergies renouvelables et carbone, ressources naturelles et biodiversité, territoires).
Le Grenelle avait ainsi placé la filière forêt-bois dans les enjeux permettant de répondre au défi du changement climatique.


Référence 2 : Rapport Puech "Mise en valeur de la forêt française et développement de la filière bois", remis le 6 avril 2009 au Président de la République, suivi le 19 mai 2009 du discours d'Urmatt du Président de la République, (les deux largement approuvés par la filière) et suivis d'une douzaine de décrets et arrêtés, dont l'isolation par l'extérieur, biomasse, etc…

Référence 3 : Colloque AFEF du 26 septembre 2016 au Sénat et 10 propositions de l'AFEF de mars 2018. Actes disponibles sur demande à la librairie de l'IDF/CNPF : https://www.cnpf.fr.
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Référence 4 : Assises Nationales de la Forêt du 23 et 24 octobre 2019.

Référence 5 : Convention citoyenne pour le climat (en cours).

Référence 6 : Histoire des Forêts Françaises paru en novembre 2019 (voir troisième partie contemporaine XXe siècle, pages 183 à 233).

Référence 7 : "Repenser les usages de la nature : une perspective forestière", texte d'analyse très complet de Geneviève Rey et Daniel Perron paru le 6 mai 2020 sur le site de la Fondation Jean Jaurès : https://jean-jaures.org.
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